De la cigarette Richard Klein

Posted By: Gabriel Feret In: Histoire des livres On: mardi, juin 16, 2015 Hit: 1102

Richard Klein, De la cigarette
Quand je lus Italo Svevo et sa Conscience de Zeno, je m'empressais de vouloir partager ce livre. Ainsi, lors d'une rencontre familiale, mon père jeta un oeil sur le livre dont j'essayais de vendre les mérites et fut convaincu. Il l'emporta avec lui et me le rendit, tout aussi heureux de cette lecture que je le fus. Il me dit avoir été particulièrement attentif aux passages qui décrivaient les relations de travail. Fumeur convaincu que j'étais, je lui parlais des passages concernant la cigarette. Il tira alors sur sa pipe et sourit ; là aussi il avait été heureux de lire les aventures d'un fumeur, qui réfléchissait autrement à propos du tabac, en dehors des discours rabachés et de ses dangers.

Puis, quelques semaines plus tard (car à cette époque il m'aidait beaucoup dans la conception de mon appartement) il arriva chez moi avec un autre livre : De la cigarette de Richard Klein (Traduction chez Seghers, 1995). En effet, pourquoi ne pas aller plus loin encore que Svevo et dire que les cigarettes sont sublimes, Cigarettes are sublimes étant le titre original de ce curieux essai ? Universitaire américain, Klein cite Svevo et les déboires de Zeno dans son livre. Il tente malicieusement de s'opposer à la doxa et son propos hygiéniste. L'auteur persistera même plus tard avec un essai dans la même veine : Eat Fat ! ou Mangez gras, pour en finir avec tous les régimes. Bien sûr, le discours de Richard Klein est drôle et amusant, justement parce qu'il prend à revers tous les discours qui nous veulent du bien, parce qu'il se joue des mots et des mots "importants", qui forment les lignes morales, mais Richard Klein s'attaque aussi frontalement aux censeurs pour qui "la cigarette est devenue la cible fétiche du discours puritain et répressif, héritier de celui qui, dans le passé, périodiquement, réprimait les libertés et censurait le plaisir, invoquant le bien-être de tous". Il fait l'histoire de son usage et de ses significations dans notre culture. 

Voici la quatrième de couverture de ce livre, dont je me délectais à l'époque de la lecture :

" Où est passé le temps où la cigarette mettait en valeur le charme viril d'un fumeur ou la sensualité d'une femme fatale à la voix rauque ? Que sont devenus ces rites et ces gestes quotidiens qui réunissaient des gens jusqu'alors inconnus les uns des autres : celui de demander du feu, celui subtilement érotique d'allumer une cigarette ? Les images des poètes, des philosophes ou des acteurs inspirés par la cigarette - tels Sartre, Gainsbourg ou Bogart - appartiennent-elles à une époque à jamais révolue ? Richard Klein propose, dans son essai, une analyse du rôle qu'a joué la cigarette dans notre culture. Il passe au crible les images et les symboles qu'elle a imposés dans notre vie quotidienne et dans notre littérature. Il jette ainsi une nouvelle lumière sur la richesse des significations à l'habitude de fumer." 

Richard Klein était un grand ami de Jacques Derrida. Il enseigne la littérature française et la poésie à l'université Cornell aux Etats-Unis. 

Toutefois, que signifait ce livre pour moi, mis à part, sans doute, l'apprentissage, non de fumer, mais de la méfiance des discours officiels ? Ce livre signifiait un pont entre mon père et moi. Nous nous gargarisions de petits ricanements à parler de ce livre devant ma mère, qui haussait les épaules, en fumant comme des sapeurs. Nous nous amusions de fumer, puisqu'au final, ce geste, non subeservif certainement, était tout de même déjà devenu dérageant. Par provocation, nous nous amusions peut-être, comme deux sales gosser, à cracher la fumée aux visages des censeurs, en rigolant. Peut-être, donc, que nous avions fait de ce livre une sorte de référence commune que nous citions pour justifier notre acte.

Mais il n'y avait qu'un livre, et celui-ci en particulier, cet objet précis. En effet, mon père qui revenait périodiquement chez moi pour m'aider, me le réclamait, puisqu'il voulait, disait-il, le garder dans sa bibliothèque. J'aurais pu le lui rendre et commander mon exemplaire, mais à chacune de ses réclamations, je lui répondais que je ne l'avais pas sous la main, que je ne l'avais pas terminé ou que je voulais encore y jeter un oeil. Et pendant des mois, des années me semble-t-il, mon père me a réclama ce livre.

Très honnêtement, je lui piquais. Et, au fur et à mesure du temps qui passait, je crois qu'il comprit, me redemandant ce livre avec un sourire, de manière volontairement appuyée, puisqu'il avait très bien compris que je ne le lui rendrais pas. De mon côté, aussi malhonnêtement que mon père est honnête, je continuais à lui affirmer que bien sûr, je le lui rendrais un jour. Mais comment lui rendre ? Ce livre est le meilleur symbole de la connivence qui naquit alors entre nous deux. Comment ne pas la lui voler avec ce livre, qu'il me confia comme le cadeau d'idées qu'il avait à me dire sur monde ? 

Bien entendu, ce livre je ne le vends pas. Mais pour finir, chers amis, je vous offrirai tout de même cet extrait (que je ne m'amuse pas à transcrire), où il est question de la dépendance de Zeno :

Richard Klein, De la cigarette, extrait Zeno