"Si je me suis jeté par-dessus la passerelle du bois, c'est pas par folie, c'est plutôt à cause de la folie qui m'entoure. Sauter, se tuer, c'est pas fou du tout. Voler, pas fou non plus, faire des dettes, laisser payer son frère, tout cela n'a rien d'un cinglé. Ne pas gratter, ne pas manger, ne plus voir personne, est-ce de la folie ?
"Et si j'ai besoin de ne plus voir personne ? C'est mon droit. Et si j'ai choisi de ne plus manger et d'en mourrir, qu'est-ce qui dit que manger est bien et ne plus manger est mal ? Traverser le pont d'un bout à l'autre pour aller sur l'autre rive, c'est très bien, et emjamber pour ne plus aller sur l'autre rive, c'est très mal ?
"Qu'est-ce que c'est que cette morale de merde ? Une saloperie est une saloperie si elle est tournée contre les autres, et surtout si tu décides de faire ce que TU AS ENVIE. J'ai envie de me tuer. Tu le sais, tu ne peux pas l'avoir oublié. Est-ce qu'un fou qui pense aussi sérieusement à se tuer est vraiment fou ? Et si être fou était au contraire être bien plus sain que toute cette fripouille de cons, mais ne plus pouvoir la supporter ? Fripouille de chancre, de crevasses qui s'ouvrent et te dévorent, de gros paquets de boue qui te gaffent et qui te guettent. Ils me guettent et ils s'imaginent qu'ils vont, soit me prendre avant et me coller en asile, soit me prendre après, et coller ton vieux devant ce que je veux, et j'aurais voulu que l'on ne s'occupe pas de moi. Sauf toi. Parce que nous nous aimions bien et qu'alors, les gens qui s'aiment bien ne doivent pas s'oublier."
Jean Douassot (Fred Deux) La Gana, Julliard, Lettres Nouvelles, 1958.