Gabriel

Posted By: Gabriel Feret In: Les amis de la Librairie des Possibles On: mercredi, avril 8, 2015 Hit: 845

Lorsque j'écris à propos d'une connaissance, d'un ami, je me demande comment il recevra mes lignes. C'est un exercice délicat, bien sûr,  de s'exprimer publiquement sur ses rapports avec une personne. On peut toujours être tenté de passer des messages via la toile, de se voir reprocher son indiscrétion ou bien, à l'inverse, des flatteries un peu trop sympathique. 

 

Concernant Gabriel, je ne prendrai aucun risque, je sais qu'il ne fréquente pas internet et d'ailleurs, s'il s'y intéressait, il ne trouverait pas ce site. A chaque marché aux livres à Metz, il me demande quel est mon prénom. Comment pourrait-il retenir le nom de la librairie, et avoir l'idée d'aller en écrire les caractères sur un moteur de recherche, alors qu'il ne retient pas que je porte le même prénom que lui ? 

Chaque libraire, au marché aux livres de Metz, a eu des démêlés avec lui, moi y compris. Quand il débarque d'abord, il est midi passé. Chaque vendeur a déjà vendu toute la matinée, mais si tout le monde se plaint de la mauvaise image qu'il pourrait donner, personne n'ose vraiment le renvoyer chez lui. Certains sont agacés, d'autres ricanent, et on le laisse installer son misérable stand. Souvent, quand on s'apprête à remballer, lui-même a fini de déballer il y a quelques instants à peine. Il a souvent demandé de l'aide à un promeneur de passage, et, à chaque fois, il a tenté de le retenir, en lui parlant.

Car Gabriel parle, il parle sans arrêt. Je ne sais pas s'il s'agit d'une séquelle de son Accident Vasculaire Cérébral ou bien si cet intarissable torrent de paroles préexistait au problème de santé. 

Gabriel s'exprime sans s'arrêter, sans écouter l'autre, à moins que ça ne le concerne lui-même, ce qui est, aussi, particulièrement agaçant.

Chaque libraire prend garde de soigneusement l'éviter et s'il s'en approche, c'est pour aller sauver le collègue, pris dans ses filets.  Surtout, ne pas croiser son regard.

Le client innocent qui, d'un premier abord, n'est pas initié au particularisme, se fait entraîner malgré lui dans la spirale du moulin à  paroles et des gestes du vieil homme et il se retrouve alors pris au piège de son propre cas de conscience. L'individu, manifestement, a bien été victime d'un pète au casque, comme on le dit en Lorraine, et on se perd alors dans une patience, tentant de se dégager par des moyens moralement admis. Si on y parvient. 

Gabriel provoque toute sorte de réactions chez ses interlocuteurs, de la colère à la compassion ; j'ai même déjà vu un homme un jour le rejetter violement. Il n'y a malheureusement aucun autre moyen que la fermeté, ou la fuite pour se débarrasser de lui. 

La semaine dernière, sous la pluie, Gabriel est arrivé alors que Philippe et moi remballions notre stand. Il est arrivé au moment où tout le monde partait. Pierre, le vendeur organisteur, pensait qu'après l'hiver, on le reverrait plus. Et pourtant ! Il arborait un sourire malicieux, provocateur. Comme nous partions, il a commencé à chiner en vitesse sur notre stand. Philippe s'est renfrogné, éloigné et m'a laissé traiter l'affaire. D'abord seul devant les livres, Gabriel s'est mis à marmonner, à me demander des prix. Après quelques instants, Philippe a fini de remballer et a filé à la librairie, rue des Jardins, me laissant seul, lui, moi et une petite pile de livres, sous les barnums vides nous abritant de la pluie. 

J'avais déjà tenté de parler avec lui. En somme, qui s'intéresse vraiment à cet homme ? On pense qu'il délire en permanence. Pourtant, des éléments récurrents reviennent dans ses propos. 

Gabriel aurait été victime d'un AVC en 2011. Il est assez ferme à propos de la date. Samedi dernier, il a ajouté que l'accident est survenu alors qu'il réglait des problèmes de divorce avec sa femme. Il habite une grande maison de famille dans une ville de l'est de la Moselle. Il dit avoir été un entrepreneur dans sa vie, une sorte de génie civil, qui a eut divers métiers, aidé peut-être de l'argent du père, qui fut un industriel dans la région. Son père lui-même avait été le fils d'un militaire reconnu et je ne sais plus qui du grand-père ou du père avait servi dans la résistance. Gabriel me raconta  en effet une fois, de manière très précise, les aventures d'une personnalité imminente de sa famille sur les fronts africains de la deuxième guerre mondiale. A l'époque, j'avais effectué des recherches sur internet à partir de son nom de famille, car j'avais trouvé un jour le livre des mémoires d'un commandant du front algérien très connu portant le même nom que lui et venant de la région. L'an passé, quand j'avais évoqué le commandant avec lui, il avait ri, disant que sa famille n'avait pas un passé aussi glorieux. 

Sous les barnums vides de la place d'Armes de Metz, il me répéta que son père était parvenu à le déshériter, parce qu'il préférait deux de ses fils contre lui. Si je comprends bien l'association de pensée que fit Gabriel à ce moment (et qu'il fit déjà en ma présence), son père devait juger qu'il avait fait un bon mariage, car ce vieux fou, à ses dires, se maria avec une femme riche, un autre versant du problème. Il divorça de cette femme peu avant son AVC et je ne sais si la loi le protège aujourd'hui. Il maintient que cette femme bourgeoise et avide lui réclame toujours de l'argent, que leurs enfants prennent le parti de leur mère.

Voilà. J'imagine donc Gabriel, jeune entrepreneur plutôt intelligent - ce qu'il pense d'ailleurs de lui-même, se voyant comme un être génial, incompris et trop libre. Il fit un bon mariage, vivant dans un milieu bourgeois cossu, élevant ses enfants dans les meilleures écoles (il m'a répété plusieurs fois que ses enfants vivaient très bien à l'étranger mais qu'il ne les avait pas vus depuis des années) puis se séparant de sa femme sur le tard. Parallèlement au fait qu'elle s'employait alors à le plumer et à le faire payer, il tomba raide d'un AVC.

Gabriel est donc ce vieux fou, imbus de lui-même, emmerdeur lâchés des siens, obligé de vendre des livres pour joindre les deux bouts, dans le scénario de la dèche absolue, ce qu'il maintient.

 

Quand je vous dis qu'on ne débarrasse pas de lui facilement, il me raconta tout cela sous la pluie, alors qu'il s'interposait devant la porte de ma camionette. Gentiment, je tentais de lui dire que je devais y aller maintenant, qu'il me raconterait la prochaine fois. En même temps, je me disais que je lui avais vendu des livres, qu'il avait peut-être cramé son budget de la semaine. Mais il disait que c'est tout ce qui lui restait la lecture et les livres. En ce moment, il faisait justement des recherches sur les enfants spéciaux. 

Peut-être, effectivement l'avait-il été. Peut-être était-ce vrai. Il était une sorte de type un peu trop libre, intelligent et un peu trop conscient de l'être,  infréquentable et imbuvable.

Gabriel se passionne aussi pour la deuxième guerre mondiale. Il venait de m'acheter Le jour le plus long. Je me disais qu'il devait en avoir des dizaines d'exemplaires dans sa grande maison en foutoir dans laquelle il ne retrouve rien et oublie tout, y compris les exemplaires de la maison d'édition qu'il fonda et dont il vendait les livres à Metz. A propos de la guerre et de la résistance. Eux aussi. J'ai vérifié. Cette maison d'édition existe bien et c'est bien lui qui la fonda. Un jour, il me demanda de le prendre en photo avec des américains, des pélerins du front est qui avaient acheté l'un de ses livres. Il était tout ému, c'était important pour lui.

Gabriel est sans doute  un être abandonné et seul. Seulement, souffre-t-il vraiment de la solitude ? Il semble que la seule compagnie de lui-même lui suffise. S'il parle aux autres, c'est pour parler de lui et des siens, ceux qui l'ont trahi. Systématiquement. Qui sont les autres pour lui sinon ceux par qui il pourra exister ? Les autres, pour lui ne semblent pas des êtres différenciés de lui, mais programmés autour de son monde, dans et pour son monde.

Un jour, peut-être, je le vis s'intéresser à quelqu'un. Nous exposions place de Chambre quelques jours avant Noël. Mon amie Justine Neubach était venue me dire bonjour et nous assistions, hilares ou attendris, à la scène. A Metz, comme souvent dans les villes, se promène une espèce de personnalité locale, un peu marteau. Ici, il s'agit d'une vieille folle au visage buriné, de petite taille, qui joue de l'accordéon pour les passants. Ce jour, elle était habillée en Mère Noël. Gabriel tomba sous le charme et elle passa l'après-midi à boire ses paroles. Tous deux avaient pris les doux traits des amoureux. Cela ressemblait bien à un coup de foudre ! Dans l'après-midi, alors qu'il n'avait peut-être rien vendu, trop occuper à draguer, Gabriel vint demander à Justine le numéro de téléphone de la Mère Noël accordéoniste. Pourquoi Justine ? Je ne sais pas. Peut-être parce qu'elle réussit à prendre une photo de cette rencontre improbable de siphonés. 


Gabriel et la mère Noel accordéoniste