Romain Gary tenait ce roman pour l'un de ses romans de référence. Oeuvre majeure et mésestimée dès le début du siècle, Italo Svevo composa un roman drôle et psychologique, dans lequel son protagoniste, narrateur du roman, un rentier de l'empire austro-hongrois de Trieste entame une psychanalyse. D'une manière drôle et subtile, dans laquelle on perçoit même une certaine autodérision de l'auteur (nombre de ses contemporains écrivains qualifiait Svevo d'écrivain du dimanche) Zeno va entamer une psychanalyse et alors que la pratique est encore toute jeune, il va en faire la critique. En effet, on le ramène toujours à son prétendu complexe d'Oedipe, ce qui ne le satisfait pas du tout.
Pourtant, si la psychanalyse de Zeno est un échec, elle le mène à l'autocrtique et se déroule alors devant nos yeux le fil du récit de sa vie.". Svevo donne alors un magistral roman qui évoque l'ennui bourgeois du début du siècle, autour d'une vie de rentier somme toute assez banale. Vont se succéder l'analyse de thèmes tel que son partenariat avec un membre de sa famille, d'une grande justesse quant aux rapports de travail ; mais aussi les thèmes de son mariage, de la mort de son père, de sa maîtresse... tout y passera.
Comme je l'ai dit, c'est Gary, pour qui j'éprouvais plus jeune une passion, qui me mena à Italo Svevo. Je me souviens de l'impression de bien-être que j'éprouvais à chaque nouvelle session de lecture de ce livre, tant j'appréciais l'ironie de son auteur et cet attachement qui naissait pour le personnage de Zeno. Je fumais alors comme un pompier et si un thème du roman me plut par dessus tous, ce fut bien celui de la cigarette. Ce fut les premières pages que je lisais qui tenaient une réflexion à propos de cette "habitude", autres que la morale moderne à propos du tabac. Je lisais les lignes d'un amoureux de la fumée, ne décrivant pas son accoutmance, ne s'excusant pas à chaque instant. Et ces lignes me parlaient donc aussi de la liberté en littérature, que cette liberté a souvent à voir avec l'ordre moral établi.
"Une affreuse inquiétude s'empara de moi. je pensais : "Puisque tout cela me fait du mal, je ne fumerai lus, mais d'abord je veux fumer une dernière fois." J'allumai une cigarette et mon inquiétude s'envola, malgré la fièvre qui montait et le tison ardent qui, à chaque bouffée, brûlait mes amygdales. Je fumai la cigarette jusqu'au bout, avec le soin de l'homme qui accomplit un voeu. et malgré d'atroces souffrances, j'en fumai beaucoup d'autres durant ma maladie. Mon père allait et venait, toujours le cigare aux lèvres, et me disait :
- Très bien ! quelques jours encore sans fumer et te voilà guéri !
Cette pharse suffisait à me faire souhaiter qu'il me laissât tout de suite, oh ! tout de suite que je pusse me jeter sur une cigarette. je faisais même semblant de dormir pour le pousser à s'en aller plus vite.
Cette maladie me procura le deuxième de mes tourments : l'effort pour me libérer du premier. mes journées finirent par être remplies de cigarettes et de décisions de ne plus fumer et, pour tout dire tout de suite, de temps à autre il en est encore ainsi. La ronde des dernières cigarettes, qui a commencé quand j'avais vingt ans, n'a pas encore achevé de tourner. Ma décision est énergique, ma faiblesse trouve dans mon vieux coeur plus d'indulgence. quand on est vieux, on sourit de la vie et de tout ce qu'elle contient. Je puis même dire que depuis quelques temps je fumai bien des cigarettes... qui ne sont pas les "dernières".
(...)
A présent que je suis là, en train de m'analyser, un doute m'assaille : peut-être n'ai-je tant aimé les cigarettes que pour pouvoir rejeter sur elles mon incapacité ? Qui sait si, cessant de fumer, je serais devenu l'homme idéal et fort que j'espérais ? ce fut peut-être ce doute qui me cloua à mon vice : c'est une façon commode de vivre que de se croire grand d'une grandeur latente. je hasarde cette hypothèse pour expliquer ma faiblesse juvénile, mais sans être fermement convaincu. A présent que je suis vieux et que personne n'exige rien de moi, je vais toujours de cigarettes en bonnes résolutions et de bonnes résolutions en cigarettes. A quoi riment aujourd'hui ces résolutions ? Comme le viel hygiéniste que décrit Goldoni, voudrais-je mourir bien portant après avoir passé toute ma vie malade ?"
Italo Svevo, La conscience de Zeno, traduit de l'italien par Henri-paul Michel, revue par Maurice Fusco. Gallimard.
France Culture produisit un feuilleton radiophonique en 15 épisodes autour de ce livre, vous pouvez le trouver ici.