Maurice Nadeau édita La Gana aux Lettres Nouvelles en 1958. Ce dernier raconte dans un chapitre de Grâce leur soit rendue, ses mémoires, consacré à Fred Deux, avec qui il entretint des rapports amicaux, mais finalement amers comment l'auteur lui soumit le manuscrit le La Gana, énorme pavé qu'il reçut dans un carton. Nadeau alla rencontrer Fred Deux et sa compagne Cécile Reims, qui grava nombre d'oeuvres d'Hans Bellmer, mais surtout celles de son mari, puisque Fred Deux s'intéressa aussi beaucoup au dessin et à la gravure et devint un artiste reconnu. Un ouvrage paru récemment aux Cahiers Dessinés retrace la recherche picturale de Fred Deux, effectivement assez proche, à mon goût, de H. Bellmer.
La Gana, de Fred Deux, qui choisit le pseudonyme de Jean Douassot (Nadeau raconte que F. Deux voulait ce nom orthographié Dwasso et que c'est René Julliard qui françisa cette orthographe) fut d'abord publié aux Lettres Nouvelles puis Eric Losfeld réédita le livre dans sa collection "Terrain Vague", et enfin les éditions du temps qu'il fait produisirent également une édition.
Le roman est, dit-on, de forte inspiration autobiographique. Le petit Alfred, du nom du père, sans qu'on ne sache trop bien s'il s'agit du nom de famille ou du prénom, raconte comment il grandit entouré de ses parents, concierges - le père travaille à l'usine -, de son oncle, qui ne veut pas travailler et vit aux crochets du couple et de sa grand-mère. Tous vivent à Paris ou ses environs, dans une pièce et une cave, l'oncle dans une chambre sous les toits. Le petit Alfred narre la vie de sa famille, l'alcolisme de son père, les idées de son oncle, sa dépression, vue de ses yeux d'enfant, la maladie de sa mère, le sexe, le travail - la gratte, comme il dit - la famille désespéremment réduite à son milieu, à la misère sans aucune issue. Et la misère se déploie crument devant nous, elle et son indécrottable saleté, ses miasmes dégueulasses et crasseux. On dirait presque que seule la tendresse de l'oncle, des parents, la naïveté de l'enfant donne de l'humanité à cette histoire que l'on sait foutue d'avance. En effet, aucun engagement politique ne sauve, aucun idéal. Les parents grattent pour bouffer et il n'y a pas d'autre choix, ou presque, il y la rue. Où est le sens dans tout cela ? Nulle part. Les personnages trouvent simplement un peu de réconfort dans une fête de famille, qui peut s'avèrer malgré tout forcément un fiasco, dans le fond d'un pichet de vin, de quelques beignets préparés par la grand-mère ou chez la voisine... Il me semble que le roman montre bien ce que fut la vie des miséreux de ces années-là. Sans espoir et sans doute donne-t-on trop de crédit à l'engagement ouvrier quand ces gens-là ne cherchaient qu'à remplir leur assiette (s'il en avait une) et trouver un peu de réconfort.
Sans doute, Fred Deux se sauva par la création. Je ne sais pas pour autant s'il y trouva du sens. Ce n'était certainement qu'une nécessité. Je me dis que Nadeau lui-même ne devait pas être totalement insensible au récit de cette enfance, lui qui grandit également dans la misère, sauvé par sa mère qui se saigna pour qu'il puisse présenter le concours de l'Ecole Normale. Au passage, ne lisez surtout pas la préface de Nadeau dans l'édition des Lettres Nouvelles ou dans celle d'Eric Losfeld, elle vous révelerait des éléments importants de l'histoire. Fred Deux lui-même, d'ailleurs, ne tenait pas à une préface.
Fred Deux est mort durant cet automne 2015.
"Tous les types avaient chassé du rat. certains en avaient viré à coups de gourdin pour pouvoir dormir tranquille dans une baraque, mais d'autres, comme le vieux, en avaient chassé pour les vendre, voire en bouffer.
Il s'agissait de descendre dans un égoût, de se protéger les bras et la tête, cas ces saloperies de bestioles vous auraient bouffé. On doit être deux. A un, on rate tout, à trois, on se tape sur la gueule. A deux, on descend dans un égout, mais chacun à un bout, avec une lampe d'égoutier. Un sac accroché au bras et dans la main valide une trique. Les dents se serrent sur la lampe qui éclaire tout en laissant les deux bras travailler. A l'autre bout de l'égout, le copain qui, protégé lui aussi mais armé de deux triques - une dans chaque main - avance vers celui qui a le sac. Puis on entre dans l'eau. L'égout de quartier est à peine profond. Et très peu large. On se met à crier. A hurler. Les rats sont effrayés. Ils sortent des trous, des nids, et veulent se débiner? Or il n'y a que deux possibilités. La première de partir dans un sens, la seconde, dans la direction opposée. A une extrémité, un homme éclaire les lieux et tient un sac. Cet homme est silencieux. L'autre, celui qui n'a pas de lampe mais deux triques, en criant vers son copain. Les rats donc se débinent vers la lumière. Il s'agit, pour celui qui a le sac et l'éclairage, de leur filer des coups de triques sur la gueule et de les foutre dedans. Une dizaine de rats vous laissait de quoi être tranquille quelques jours pour bouffer."
Page 187 de l'édition d'Eric Losfeld.
Ci-dessous la couverture de la première édition :