Jeannot

Posted By: Gabriel Feret In: Les amis de la Librairie des Possibles On: vendredi, novembre 14, 2014 Hit: 842

Il venait à chaque fois, quelque soit le temps, en chaise roulante avant d'aller se jetter un petit un verre de blanc ou un Paris-Brest, et pourtant c'est son diabète qui l'avait envoyé à la chaise. Philippe se marrait, il lui disait presqu'à chaque fois qu'il préférait le mille-feuille, car c'était davantage un dessert de libraire. 

Ce vieux Jeannot, ce vieil anar venait nous parler musique. Il citait de mémoire les membres de tous les groupes punk les plus obscurs de la fin des années 70 et il en avait vendu un paquet, de ces 33 tours. Disques, livres de série B, objets de collection, les nancéiens les plus avertis connaissaient tous sa boutique. Je n'avais pas 20 ans quand j'avais commencé à la fréquenter. Jeannot discutait toujours avec un type, genre blouson de cuir, 40 ans, cool, qui complétait sa collection Anticipation de chez Fleuve Noir, tentant de dénicher un Paul French. Bien sûr que Jeannot savait que French était Asimov et il surrenchérissait devant le type : "Mais tu sais pourquoi ?" Je me trouvais tout timide devant tant d'érudition, alors que je tentais de dénicher un livre dit sérieux.

Il avait fini par lâcher sa boutique, il avait fait sauter le diamant de sa platine où tournait souvent des disques (rares) de Gérard Manset, dont il était fan absolu. Il avait fermé, dit-on, pour problèmes de santé, mais ça lui manquait, de dénicher des raretés, rencontrer des energumènes siphonés et c'est pour cette raison qu'il nous rendait une visite chaque dimanche des puces de la vieille ville à Nancy.

Souvent, il nous racontait les trouvailles de sa vie, ces livres de Benjamin Rabier au fond d'une caisse un jour aux puces. Au bout d'un moment, il finissait par s'emporter pestant contre la politique sociale et les escrocs qui nous gouvernent. On se marrait bien, et il allait s'envoyer sa dose de sucre. 

Il y a deux ans, je passais la veillée de Noël chez Philippe. J'avais passé le tablier avant que l'on ne s'offre un petit cadeau. Amusant : sans se consulter, nous nous étions chacun offert un couteau, le cadeau des amis de confiance, celui qui "tranche le pain de l'amitié", puisque nous écoutions à ce moment le coffret intégral des chaons de Ferré, "celui de cet escroc de Barclay" aurait dit Jeannot "il manque les poètes et les premières chansons ! Intégrale mon c... !" Alors que je sortais le rosbif du four, Philippe reçut un appel, on lui annonçait la mort de Jean. Bien plus que moi, Philippe était proche de lui, ils avaient bossé ensemble, connu les mythiques fastes années et vu l'arrivée de la vente par internet. Phillipe n'avala rien ce soir-là, alors que Jeannot venait probablement de passer l'arme à gauche dans une orgie glucidique, me dit-il. Avec le couteau, ce qui lui arracha un sourire, il aurait bien trancher tout le vide que Jeannot laissait. Ce fut un bien triste Réveillon. 

La saison des puces se finit bientôt, une mauvaise saison. Jeannnot le disait déjà et je l'entends depuis que je suis dans le métier, "ce n'est plus ce qu'on a connu" et puis "on ne les voit plus, les gens sympas" disait Philippe l'autre jour. Jeannot, c'était un type sympa. La preuve, il virait les péteux de sa boutique par la grande porte, ça ne lui posait pas de problème.

Je me souviens que je lui achetais le livre de Deleuze différence et Répétition dans une belle reliure. J'avais eu toutes les peines du monde à lui arracher un prix. Il devait y tenir, à ce bouquin, je lui en avais reparlé la dernière fois que je l'avais vu (ou l'une des dernières) et il s'en souvenait encore. Il l'avait lu. Il appréciait Deleuze.  Et alors que Philippe sortait un canif pour couper la baguette sur ce tabouret de bar qui nous servait de table, Jeannot nous disait à la prochaine, qu'il allait passer à la boulangerie. Hier il s'était envoyé un ou deux whiskys, qui à ses dires, ne jouait absolument pas sur le taux de sucre dans le sang. "Eh ben, va pour la paris-brest, mon Jean, lui dit Philippe.

- Je ne sais, pas, peut-être un  mille-feuilles, cette fois. Oh oui, tiens... un mille-feuilles..."