"Où est-il aujourd'hui ? Tu as encore des relations ?
- Je ne sais pas, il est probablement mort..."
Voilà ce que je réponds après avoir évoqué le nom de JMR, ce jeune professeur de philosophie de 30 ans qui me fit accoster le continent de la littérature. A cela j'ajoute que JMR pensait qu'une amitié nait vit et meurt comme n'importe quelle relation. Aujourd'hui ne reste que le souvenir, et c'est bien comme cela, à son image, tout au moins.
Il ne répondait plus au téléphone, il avait quitté la vie dont je faisais partie et il avait fui, une fois de plus, criblé de dettes à la consommation, car il vivait dans des hotels entouré de quelques livres, qu'il allait ramasser dans cette bouquinerie de la rue Monsieur-le-Prince à Paris et dont nous avions poussé plusieurs fois la porte ensemble. Qu'est-il devenu ? Mort, peut-être, mais rien n'est certain. En tout cas est-il mort pour moi.
Combien de livres JMR avait-il posé sur ma table de nuit ? Proust, Kerouac, les frères Goncourt, Duras, Modiano, Bataille, Gracq, Rousseau, Nietzsche, Kant et tant d'autres... Combien de découvertes ? Georges Hyvernaud, Claude Louis-Combet... Combien de livres intelligemment insinués dans ma mémoire à la manière du père de Virginia Woolf déposant négligemment des livres sur son bureau à l'attention de sa fille trop curieuse. JMR ne me faisait jamais entendre mon inculture, il parlait toujours avec moi de manière entendue, glissant des suggestions dans mes oreilles, livres que je m'empressais d'aller acheter, dans une petite librairie, en bas de chez lui, alors que je remontais vers Falguière.
A ce moment, il vivait avec C. qui avait deux enfants de son mariage et avait quitté son mari pour lui du jour au lendemain, emmenant tout de Provins à Paris, enfants et économies de l'entreprise familiale. Tous les quatre vivaient dans un trois pièces rue Lecourbe. C. réalisait son rêve, donner des cours de piano, revenu qui ne faisait sans doute qu'arrondir les fins de mois. JMR travaillait dans le lycée où je m'étais résolu à m'inscrire, avant de le quitter subitement pour partir encore, moi aussi. Sans doute y avait-il dans ce départ la racine de notre amitié : tout était nouveau départ pour lui comme pour moi.
J'eus néanmoins beaucoup de peine pour C. quand il la quitta, sans un mot, laissant ses affaires chez eux et repartant on ne sait où. Probablement, il sentit ma tristesse pour elle et préféra rompre ses liens avec moi également, ne voulant pas prendre le risque que je révèle son lieu d'habitation.
Où pouvait-il être ? Personne ne devait le savoir vraiment, ou pas tout, comme dans un roman de Modiano, justement. Je savais qu'il avait perdu son père, que sa mère vivait en banlieue, à V. Il m'avait même transmis ce numéro de téléphone, vers lequel j'appelais parfois. Une dame froide me répondait qu'il n'était pas là. JMR ne répondait que quand il avait envie de répondre, ou alors sa mère filtrait - c'était tout au moins mon impression.
Je me souviens de C. pleurant au téléphone : personne ne savait où il était. Et je commis un des pires mensonges de ma vie, l'un de ceux qui me font peine encore aujourd'hui, je ne savais certes pas où il se trouvait mais je l'avais rencontré quelques jours auparavant avec sa maîtresse. Elle et lui avaient passé la soirée à se moquer de moi et j'avais compris alors que le subterfuge, orchestré par lui, voulait m'éloigner.
Que de belles soirées nous avions passé, C. lui et moi. Je ne me doutais même pas que la vie puisse avoir un tel charme. J'essayais encore de la rendre simplement supportable. Nous buvions des Martini en n'en plus finir, JMR prenait sa guitare et C. se plaçait devant son piano et ils jouaient des heures. Entre temps, nous bavardions simplement de nos vies et des livres que nous avions lus. Je tentais souvent de reparler des livres que nous avions évoqué à la soirée précédente - pour les avoir lus entre-temps - mais bien souvent JMR en profitait pour embrailler sur d'autres auteurs et je me retrouvais le lendemain à la librairie.
Il avait été mon professeur de philosophie. Trois mois. Nous avions le même trajet en métro pour rentrer chez nous. A la pause, il fumait des gitanes de papier maïs dans le fumoir, pauses qui bien entendu s'éternisaient en débats et en cigarettes. JMR nous avait commandé un exposé et il travailla cet exposé avec moi, au bistrot du coin. Bien sûr, je ne suis pas sûr que nous ayons parlé une seule fois de l'exposé.
Il se plaisait à dire que l'un de mes camarades le trouvait un personnage entre Thom Yorke et Jean-Pierre Léaud. Il se complaisait assez en effet dans l'image de ce personnage désuet, professeur de philosophie parisien, intello des années 60, toujours en costume, cottoyant maîtresses diverses (dont des jeunes femmes de mes camarades, je l'appris plus tard) dans de petits hôtels d'arrondissements éloignés de ses quartiers habituels, avec la touche post-rock de la fin des années 90. Personnage mélancolique et affable. Déjà mort. Déjà raté.
ll n'avait pas 30 ans et il regrettait déjà le fait de ne pas être devenu peintre, comme il avait tenté de l'être. De surcroît, il regretait de ne pas être Gainsbourg, le peintre raté reconverti en chansons. Il s'était autoproclamé raté et je me demande en quel mesure cette complaisance lui donnait du plaisir, de la peine, ou comment ces deux sentiments s'articulaient en jeux terribles et déterminés pour lui. Lui qui vivait en existentialiste parisien, lui qui voulait choisir ses contigences, il jugeait sans doute que celle-ci était immuable.
Je pensais qu'il avait tort, bien entendu, mais avais-je raison ?
Je me disais qu'à force de jouer, il finirait bel et bien par mourir.
JMR, où êtes-vous ? Je l'avais toujours vouvoyé et lui également à mon endroit. Je le vouvoyais même dans les nouvelles qu'il m'inspirait à l'époque. Je me souviens que j'en avais écrit une nous mettant en scene, lui, moi et C. dans un restaurant. Il me lisait, orientait mes écrits, m'engagait à trouver un style, prenant pour exemple André Gide, dont le livre L'immoraliste était celui avec lequel l'auteur avait trouvé son style, selon lui. C'était son livre préféré d'entre tous, c'est ce qu'il nous avait révélé à travers le questionnaire de Proust, exercice que nous avions dû exécuter en début d'année scolaire, moi et mes camarades et auquel il s'était plié également. Trouver son style... Il trouvait que j'hésitais trop entre Proust et Céline, Duras ou Kerouac... Le classicisme ampoulé de mon style pouvait vite dériver en langage parlé, et il avait bien raison le JMR, mais n'était-ce pas cela mon style ? Est-ce que tu ne m'avait pas transmis ta putain de mélancolie ? Celle qui nous fait croire qu'on ne fera jamais rien de bon ?
Si. Une fois, je l'avais tutoyé dans une nouvelle, il en avait été très surpris. Il m'avait encouragé à envoyer mon seul et unique manuscrit à des éditeurs, ce qui reste une grande fierté, puisque Maurice Nadeau avait répondu personnellement un petit mot du genre : "Sujet trop grave. essayez chez d'autres éditeurs."
JMR, où êtes- vous ? Est-ce que vous êtes mort ? Comme dans un roman de Modiano, où l'on traîne à contre-temps dans un Paris qui n'a peut-être jamais existé - ou sans doute dans nos fantasmes - on ne sait pas, parfois, si un personnage est mort ou vif quand le roman se termine. On se dit que Modiano nous a bien eu, parce qu'on aurait bien aimé connaître la fin.
Mais qu'est-ce qu'il reste alors ?
La souvenir sans doute, la douce impression de JMR jouant Exit music (for a dream), un verre de Martini en attente, ou une chanson de Leonard Cohen, Chelsea Hotel ou bien encore cette chanson de Maxime Le Forestier et de Julien Clerc que vous citiez comme une sentence à venir :
(...)
Tant d'histoires partagées
De coups de coeur échangés
D'amour et d'insultes
Pour ne pas s'apercevoir
Qu'on est dix ans sans se voir
Dans tout ce tumulte
Pour se retrouver adulte.
Amis
Amis
On n'a plus rien à se dire.
On a fini
Par arriver
Amis
Amis
Doucement à devenir
Deux abrutis
Deux étrangers