La peau et les os

Posted By: Gabriel Feret In: Extraits de livres On: samedi, mai 9, 2015 Hit: 816

Week-end anniversaire de la capitulation de l'Allemagne oblige, je publie un extrait de La Peau et les Os (1949) de Georges Hyvernaud, grand livre à propos de l'expérience de la guerre, de la condition de prisonnier. Le livre de Hyvernaud fut eclipsé par d'autres livres, tels celui de Primo Levi Si c'est un homme, qui parut en 1946. On dit c-de ce dernier livre qu'il fut le premier, à propos de lexpérience des camps. On peut bien sûr comprendre qu'un tel événement dans le monde des lettres ait pu caché le livre de Hyvernaud. Ce dernier est pourtant et assurément un grand livre, celui d'un écrivain, avant tout, nous décrivant avec minutie et froideur à quoi la guerre amène les hommes. 

 

"Les cabinets, ici, c'est une baraque badigeonnée d'un brun ignoble, avec une porte qui ne ferme pas et des vitres cassées. Seize sièges là-dedans, huit d'un côté, huit de l'autre. Et des traces de merde sèche sur les sièges. On s'installe côte à côte, dos à dos. Seize types sur leurs seize sièges, alignés, identiques, pareillement attentifs au travail de leurs boyaux. Chacun a une feuille de papier à la main, comme une demoiselle qui s'apprête à chanter dans un salon. Ils s'efforcent ensemble, mornes, soucieux, confondant leurs bruits et leurs odeurs. Et d'autres, debout contre la paroi goudronnée, pissent. Un petit ruisseau d'urine mousseuse coule à leur tour en causant de leur famille ou de leur constipation. Fraternité des barbelés. Fraternité dans la puanteur et la flatulence. Tout le monde ensemble dans un gargouillis de paroles, d'urine et de tripes. De temps en temps d'une main son pantalon, de l'autre, soigneusement, se torche. Au suivant. On se bouscule autour du trou. On proteste : Grouillez-vous un peu, bon dieu. J'aimerais autant parler d'autre chose de choses claires. Parler des claires jeunes filles, ou d'un regard de vieille dame, ou d'un peuplier au bord de la route. Parler d'un poème, d'une écharpe, d'un tableau de Matisse. Mais tut cela n'existe plus. C'est fini. Il n'y a plus de couleurs, de feuillages ni de regards. Tout a été englouti dans une catastrophe informe. Tout est foutu. Il ny a plus, au milieu d'un univers détruit, que cette baraque où l'on se soulage en tas. Tout est vide et mort."