Un autre qui ne viendra pas mettre son nez dans cette page, rapport à mes premières lignes à propos de Gabriel, c'est monsieur C, que j'aurais tendance à nommer le père C. Alors pourquoi, me direz-vous, biffer le nom et le remplacer par sa première lettre ? Peut-être parce que je respecte ce monsieur, le vieux, comme pourraient dire les brocs, c'est-à-dire les brocanteurs.
Voilà au moins 25 ans que le père C. expose sur les puces à Nancy, c'est l'un des premiers. Il vient du nord de la Moselle, de la vallée de la Fensch pour être précis, où il passe sa retraite. A chaque dimanche de puces, il arrive dans sa vieille camionette, avec sa femme et tous deux déchargent leur camelote en quelques instants à peine. On dirait que ça lui fait plaisir d'être ici. Comme il le dit lui-même : "J'préfère ça que de rester chez moi à ne rien faire". Il vient ici non "pour vivre", mais parce que ça l'amuse. Dimanche dernier, quand je lui ai dit que je vivais de la vente de livres, il était estomaqué : "Quoi ! Tu fais ça pour vivre ? Mais comment tu fais ?" Le père C., lui n'a pas besoin de ça, il est retraité de l'Education Nationale, il était professeur d'éducation physique et même coureur de fond en son temps. Il participa aux championnats de France. Il me dit que ça ne plaisait peut-être pas à tout le monde qu'il soit là, avec nous, ceux qui en vivent des puces, justement, parce que lui avait plutôt une bonne retraite. Mais, l'instant d'après, il s'emballe et il dit : "Mais je paye des charges aussi moi ! C'est leurs retraites futures que je paye, là !" A cet instant, j'opinais compréhensivement du chef, je me dis que c'est ce qu'il vaut mieux faire quand il s'emporte après avoir chuchoté quelques mots comme entre nous. J'aurais pu lui dire que vu l'état des finances des fonds de retraite, c'était plutôt sa propre retraite qu'il payait, mais ça ne m'avait venu qu'ensuite, vu que je suis doué d'un bon esprit d'escalier. Quoiqu'il en soit, je ne vois pas pourquoi le père C. nous ferait une concurrence déloyale, d'autant plus après cette réflexion, même si, sans aucun doute, les brocs ne comptent pas sur leur retraite, encore moins que le moindre commerçant qui se respecte.
Si ça l'amuse de venir, au père C., pourquoi pas ? C'est vrai qu'il est un peu bavard, mais beaucoup moins saoulant que Gabriel à Metz. Il a eu une triste vie, en somme. La guerre d'Algérie. La mine. Et il perdit sa fille. Je ne sais dans quel condition. Mais on peut lire sur son visage que ce fut terrible. Il a l'attitude, d'ailleurs, je trouve, des amochés de la vie, qui use de modestie aux moments opportuns. Aux puces, certains cherchent les poux dans la tête des autres. Avec le Dédé par exemple (en Lorraine, surtout du côté de Nancy, on aime à ajouter un article devant les prénoms), on peut facilement se faire écraser comme une punaise. Et le père C. s'écrase, justement.
Le Dédé n'était pas là, dimanche dernier, et le père C. est venu me causer. Et il aime raconter des anecdotes. Par exemple, comment ses camarades d'Algérie tombèrent à côté de lui. Six mois, il y était resté. Seulement, disait-il. Et il ne touchait aucune pension militaire du coup. Un jour, une seule fois, la seule, je le vis s'accrocher avec un jeune maghrébin. Oui, le père C. est raciste. Comme peut l'être un ancien de l'Algérie. Viscéralement et de manière primaire. Et qu'on ne s'y trompe pas, le père C. était communiste. Il me le dit en riant, comme une bonne blague. "Que veux-tu, on croit n'importe quoi quand on est jeune ! J'aimais pas le patron. Pour moi, c'était l'ennemi !" Car le père C., après l'Algérie, descendit au trou, à la mine de Jarny. Je connais bien le coin, c'est avec ce sujet qu'il vint me parler les premières fois. Il avait connu le père d'un ami commun, et me demandait toute discrétion, car le père T. était quand même une sacré feignasse. Bon, le fils, il ne le connaissait pas bien.
J'imagine que c'est son talent pour le sport qui le sortit de la mine. Je crois bien qu'il me raconta cela un jour. Il me dit aussi que sa femme s'occupait des enfants de la famille de W., la grande famille maître de forges de la région. Les de W. leur proposèrent même un appartement dans leur maison. "Mais grand Dieu ! s'écria-t-il, j'étais communiste, moi, j'allais pas habiter chez l'ennemi !" Pourtant, je crois bien que c'est eux qui l'amenèrent au métier de brocanteur. De son propre aveu, il n'y connaissait rien à l'époque. Il me dit au passage que tous leurs biens, tableaux et meubles, n'étaient plus dans la région depuis belle lurette. Mais les de W. l'initièrent, il lui donnèrent le goût des belles choses.
Aujourd'hui, le père C. et sa femme mènent leur retraite, seuls. Ils viennent exposer quelques dimanches de la belle saison et voient du monde, se payent un petit restaurant, tout en surveillant les quelques biens qu'ils ont monnayé pour quelques sous dans la vallée de la Fensch. Parfois, ils se payent un voyage. Mais que feraient-ils à part travailler sinon s'ennuyer ? Ils sont nés pour cela, travailler s'occuper des autres et des enfants des autres.
Dimanche dernier, un jeune musicien est venu nous rendre visite. L'année dernière, il avait tenté de venir jouer de l'accordéon à nos côtés, sans payer d'emplacement bien sûr. Il y était allé au culot et à la tchatche. Le jeune gars, je me souviens était intéressé par un accordéon que vendait Dédé, et du coup, il avait amené le sien pour tenter de faire quelques pièces. Il n'était pas revenu, soit parce qu'il s'était fait exclure par une demande de rétribution, soit parce qu'il avait oublié. Il baratinait tous les marchands, comme s'ils étaient les organisateurs. Je me souviens que le père C. avait râlé contre lui.
Dimanche dernier donc, le jeune accordéoniste revint. Il avait un disque dans la poche, le sien, enregistré avec ses propres moyens, comme beaucoup de musiciens qui veulent se faire une place dans le métier. Je suppose que ce disque, notre musicien voulait le montrer comme une revanche, le jeter à la gueule du père C. qui n'avait pas cessé de l'interrompre l'année dernière. Ainsi, à peine la machine à baratin fut lancée , alors que son EP 4 titres se pavanait ostensiblement devant nous, le père C. s'exclama : "Mais c'est formidable ! Mais t'es un chef mon gars !" Le type fut soufflé par tant de sincérité. "mais combien tu le vends ton disque ?" Et l'autre bégaya : "Bah... Dix euros...
- Ecoute, j'ai rien pour écouter ce truc, mais je te l'achète ! Dis ! Je connais quelqu'un qui a fait un disque, ce sera peut-être une vedette !
Et comme monsieur Blablabla lui expliquait qu'il allait bientôt passer à la télévision, le père C. en rajouta : "Mais tu nous parleras plus si t'es connu, j'en suis sûr !" Qu'il beuglait. Il s s'en remettait pas : "J'ai rien pour le lire ton disque, mais ça me fait plaisir..."
C'est alors que notre musicien, sympathique au demeurant, mais à mon sens totalement centré sur lui-même, lui assura que même s'il était connu, il reviendrait voir le père C. Il n'était pas de ceux qui oublient leurs racines prolo. Et le disque, d'ailleurs, il n'avait qu'à l'écouter chez leurs enfants, qui avaient bien une chaîne Hifi. Vous savez un genre de manche-disque moderne.
Bien sûr, le père C. se calma tout de suite. Son enthousiasme fut rompu. Alors que le trublion continuait de lui parler joyeusement de sa belle chanson à propos de sa terrible peine d'amour, celle qui lui avait tout inspiré, une grande chanson, je sentis que le père C. consommait à nouveau sa peine. Il avait fermé les écoutilles. Seules ses lèvres souriaient poliment. Comment voulais-tu qu'il écoute ce petit bijou, bougre d'âne ? Sur la chaîne hifi de la fille qu'il n'avait plus ?
Que pourrait-on dire de plus ? Le père C. vient aux puces de Nancy à la belle saison, pour tuer l'ennui, parce qu'il aime le travail et, peut-être, parce que ça le fait sortir et voir des gens. Parce que trop penser, seul à la maison, ça n'a rien de bon. Je ne sais pas ce qu'il fait de sa semaine, il rénove des meubles, il voit quelque copains et regarde la télé, quelque chose comme ça. Il ne boit pas, il ne fume pas, je me souviens comme il m'a dit un jour que pendant son deuil, il avait ce genre de penchant. A ce moment, je fumais comme un pompier et il me mettait en garde, il me disait "C'est pas bon, tu ne devrais pas faire ça." et alors j'entendais quelque chose du genre : "Moi je sais ce que ça vaut la vie, parce qu'elle m'a beaucoup pris. Il faut la respecter, mon gars, ne fais pas ça, tu pourrais bien faire beaucoup de peine un jour, et qu'est-ce qu'on ferait sans toi ?"
Et vous, père C. ? Qu'est-ce qu'on ferait sans vous et votre femme aux puces de Nancy ? Tous les ans, vous dites que c'est la dernière fois. Et pourtant, vous revenez tuer l'ennuie, tuer la peine, charier deux ou trois nenettes, et votre femme, qu'on entend rire de loin, plaisanter avec des passants, se méfier des marchands, monnayer, échanger, discuter, parce que rester seul chez soi, ça n'a rien de bon, rester seul chez soi, c'est sans doute mourir un peu.