Au mois d'Octobre dernier, j'écrivais un billet à propos de Y., un cousin venant m'aider deux fois par an, à chaque automne et à chaque printemps. Y. est reparti en milieu de semaine passée vers son pays d'Aix. Il est le plus gentil des hommes. Une maladie de jeunesse, qui faillit l'emporter, lui fit perdre ses pleines capacités de marche. Il s'aide donc d'une canne pour effectuer ses deux promenades quotidiennes, afin d'entretenir les muscles fragiles qui le soutiennent. Chaque matin aussi, il "fait sa gym", comme il dit, sans déroger au rituel, et pour les mêmes raisons. Son dos, également, chétif prolongement de ses jambes décalées, le fait souffrir. Pourtant, il traverse la France depuis quatre ans pour venir me voir et m'aider.
Lorsque j'écrivis ce billet, à l'automne dernier, je lui en avais transmis le lien. J'avais même un peu écrit ces lignes pour lui. Depuis l'an dernier, en effet, je cherchais à me séparer de mes deux paquets quotidien de cigarettes brunes et je m'étais trouvé plutôt désagréable avec lui. J'avais voulu, par ces quelques lignes, lui signifier ma reconnaissance. Y. est le plus gentil des hommes, il m'avait vite pardonné et avait ri de se voir ainsi évoluer sur un site internet.
Mais n'était-ce pas un peu plus que de la reconnaissance ? Je voyais aussi en lui la discrétion toute familiale de ceux par qui j'avais grandi, cette discrétion devant la douleur, cette force de travail et de charitabilité presque maladive. Tout comme mon père, Y. au moment du dessert choisit le fruit trop mûr ou gâté, assurant qu'il adore ça de toute façon.
Y. est le plus gentil des hommes. Chaque matin, quand je me lève, il est déjà debout et à préparé du café. Chaque soir, quand je vais me coucher, il n'est lui-même pas prêt de dormir. Peut-être somnolera-t-il quelques instants en écoutant un concert avec ses écouteurs (pour ne pas me déranger), mais souvent il reprendra le travail, s'occupant de quelques livres de mon stock jusqu'à tard dans la nuit, deux heures ou trois heures du matin.
Et c'est bien cela le problème. Y. me montre sans arrêt l'admiration que j'ai pour lui, ce trait de caractère si familial que je n'ai pas, ce souci d'aller chercher la vie dans le service aux autres, l'oubli de ses propres maux. Notre grand-mère, très pieuse, possédait ce particularisme où, parfois, se dissimule deci delà une fausse modestie un peu complaisante, mais avec laquelle Y. plaisante d'un humour jovial, plein d'autodérision.
Le souci de soi. Je vais peut-être vous étonner, mais cet héritage a pour moi quelque chose à voir avec les livres. Tout cela n'est qu'une histoire de mots et de transmission, de cet élan qui fait vivre et mourrir, de la pudeur qui l'enveloppe. Quand je vous dis que je n'ai pas cette qualité ! Puisque jen parle ici, je me confie à la toile, de ce petit morceau d'impudeur, perdu dans la masse de ceux qui ne s'y intéressent pas.
Il y a quatre ans, la mère de Y. est morte. Quelques mois plus tard, à la fin de l'été, c'est Gabrielle qui s'est éteinte, brutalement. A l'automne, Y. me rendait sa première visite, il traversait la France pour arriver le dos en vrille, un sourire masquant la grimace. Cette grimance étrange et étrangère, quand elle se montre avec les yeux qui rient. Qui pourrait admirer cela aujourd'hui ? Choisir le fruit le moins bon, en prétextant que l'on aime cela pour épargner aux autres d'en manger ? J'en connais plus d'un qui se moquerait de ce comportement, le trouvant stupide et méprisable. Sans doute. Quoique j'y ai souvent vu le calme olypien de la foi.
Car c'est là qu'est le paradoxe. Y. est le plus gentil des hommes. A l'automne dernier, j'écrivais un billet sur ce site et je l'écrivais un peu pour lui, comme un clin d'oeil d'excuses. Ke m'excuse de m'être énervé, je m'excuse de ne pas être de cette lignée, celle qui choisit le fruit trop mûr. Ou plutôt, j'hésite. J'hésite en permanence. Alors Y. vient me voir deux fois par an, en automne et au printemps. Pourtant, disais-je, ces derniers mots, ceux-ci, ce dernier lien, je ne lui enverrai pas. Voyez, je l'imagine aismément bien trop gêné de cela. Ce silence, je ne le respecte pas, mais je n'irai pas jusqu'à le rompre devant ses yeux. Non. Tout comme avec Gabriel, ou bien le père C., je préfère balancer ma bouteille à la mer. Je fais comme Y. en somme, je fais oeuvre de respect, je chuchote, je parles des autres, de la famille et de ce qu'elle a produit sur moi. Tout cela n'est qu'affaire de mots, de transmission et de livres. Si un jour la bouteille atteint son continent, peut-être alors pourra-t-on parler littérature.