Je me lève plus reposé qu’hier, mais avec une sourde douleur à la gorge. J’envoie un message à SL, comme chaque année à cette période d’anniversaire. Nous n’avions pas 30 ans quand nous nous sommes connus, échoués dans cette librairie de M, un peu par hasard. Ce travail me sortit du gouffre de peine dans lequel je mourrais chaque jour. Il correspond à mes années de formation, et, quelque part, à une vie d’étudiant que j’avais fuie précédemment. RBA occupait l’essentiel de mes pensées, mes affects. Aujourd’hui, ce n’est plus rien, à peine l’histoire d’un autre temps. SL et RBA ont deux filles maintenant, regagné leur région d’origine et ne sont plus libraires. Au sous-sol ensuite, pour emballer trois colis. Deux autres s’y ajoutent après le déjeuner. La température s’est nettement adoucie depuis la semaines dernière, je n’ai plus besoin de me couvrir du gros gilet en laine. Après la visite quotidienne à la poste, je reprends le travail devant l’ordinateur, toujours les livres d’histoire du lot de l’automne dernier à A, des demies-reliures de simili-chagrin - j’ai écrit cette formule des dizaines de fois. La personne s’était certainement ruinée pour elles, modestes mais bien exécutées, avec un code couleur précis, suivant la période historique et le sujet traité. J’attends J qui doit me ramener M, mais un appel m’annonce sa venue plutôt demain. J me parle de son chagrin. Plus tard, je lui enverrai un lien vers une émission de psychanalyse sur la violence dans le couple. Je pars pour O rejoindre S, avec qui je dois dîner, rendez-vous régulier depuis au moins deux ans qu’il travaille dans le nord. S me parle de ses vacances dans le sud-ouest avec son amie. Il oublie d’ailleurs de me montrer une photo du tombeau de Montaigne, qu’il a prise au musée de l’Aquitaine. S me parle de moi aussi, ce qui est rare. Il montre une sorte de suspicion devant ma solitude, comme le montre parfois P et d’autres - un voisin, récemment, m’en a fait la remarque. Mais S s’inquiète peut-être un peu aussi pour moi ou projette-t-il sur la mienne son angoisse de passer à côté de sa vie. Je n’ai personne dans ma vie, je ne voyage pas, quel est donc ce genre de vie ? se demande-t-il. J’argue, en essayant de ne pas paraître pédant, que j’ai les livres ici et mon coeur de l’autre côté des montagnes. J’ai des amis aussi. Mais je ne sais toutefois pas très bien répondre aux doutes des autres à propos de mon existence. Dois-je et pourrais-je y répondre ? C’est comme si l’on touchait là à un désert, une zone muette, de ma vie psychique.
L’autre jour, parmi les tombereaux de vulgarités, je suis miraculeusement tombé sur ce poème de Rûmi sur mon fil d’actualité :
Je choisis de t’aimer en silence,
Car en silence je ne trouve aucun rejet.
Je choisis de t’aimer dans la solitude,
Car dans la solitude, personne ne t’appartient, sauf moi.
Je choisis de t’adorer de loin,
Car la distance me protège de la douleur.
Je choisis de t’embrasser dans le vent,
Car le vent est plus doux que mes lèvres.
Je choisis de te retenir dans mes rêves,
Car dans mes rêves, tu n’as pas de fin…
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