Place des Angoisses de Jean Reverzy

Posted By: Gabriel Feret In: Histoire des livres On: dimanche, février 12, 2017 Hit: 2680

Jean Reverzy (1914-1959) devient écrivain tardivement, en publiant son premier roman Le Passage, à 40 ans en 1954. C'est Maurice Nadeau qui lui donne sa chance. Maurice Nadeau soutient Jean Reverzy jusqu'au bout, malgré le peu de succès que l'auteur rencontre après ce premier roman. L'éditeur lui consacre un numéro spécial des Lettres Modernes et un texte de souvenirs, dans ses mémoires littéraires, Grâces leur soient rendues publiées chez Albin Michel en 1990. L'éditeur, dans ce livre, parle de lui en ces termes : "Adossé à la mort, il doit trouver les mots qui, devant elle, "tiennent le coup". Il couvre des milliers de pages, comme si un excès d'écriture devait crever l'écran que dresse un langage "littéraire" devant ces sensations fortes et simples, ces émotions, ce sentiment du temps qui coule et de la mort inexorable..." (Page 335). Jean Reverzy se défend de la mort par les mots, mais sans doute davantage encore, de lui-même face à cette mort qui le hante, qu'il côtoie dans son métier de médecin. La maladie, pour lui, est bel et bien « la vraie vie » qui délivre des contraintes sociales. 

Après Le passage, Jean Reverzy produit un roman fulgurant, qui rencontre peu de succès, mais à mon sens d'une extraordinaire qualité littéraire, Place des Angoisses, publié chez Julliard en 1956. Comme le dit Maurice Nadeau, Reverzy distille un peu plus de lui-même encore dans ce roman (M. Nadeau met aussi en doute le terme de roman). La ville de Lyon et sa place Bellecour sont reconnaissables. Le milieu médical lyonnais de début de siècle y est décrit de manière sombre, sans réelle animosité toutefois, mais de manière froide et triste dans son entre-soi, comme une morgue close peuplée d'ombres. En conséquence, Jean Reverzy est inévitablement critiqué pour ce livre dans ce milieu. Pouvait-il alors se consoler d'être devenu un écrivain ? Probablement non. Certes, comme l'écrit très justement Alain Gerber, dans la préface de Place des Angoisses, l'auteur semble produire en apparence deux fois le même livre et, pourtant, ce Place des Angoisses diffère radicalement de sa première production. Les mots s'offrent à lui, au lecteur, dans une fluidité qu'il ne peine plus à trouver. Peut-être est-ce l'essence de ce qu'il cherche, et peut-être justement est-ce le problème. Alain Gerber écrit : "On ne saurait être plus clair : l'écriture n'est pas une entreprise d'élucidation, l'écriture est un enténébrement." Jean Reverzy sort ravagé de l'écriture de ce livre. La littérature, peut-être, ne peut rien pour lui, lui "apprendre à mourir" ou au moins le sauvegarder. Il reniera même plus tard ses deux premiers romans. Et, finalement, il ne lui reste alors plus guère de temps avant de disparaitre, lui qui est persuadé d'être atteint d'un mal mystérieux. Comme l'écrit Nadeau, "il repose, sur son lit, habillé du complet qu'il avait dû revêtir pour le Renaudot, dans la position que, médecin, il avait tant de fois observée, qu'en écrivain, il avait si souvent décrite."

Voici les premières lignes de Place des Angoisses, début de roman admirable : 

"Ridiculement seuls dans les déserts vacillants du petit matin, sur les trottoirs où pourrissait un reste de neige.

A peine debout, j'avais ressenti la molle étreinte, ce serrement des poignets, des épaules et des genoux : ma fatigue s'était éveillée en moi. Et elle m'accompagnait dans le faubourg où le peuple endormi exhalait sa rancoeur de l'aube exténuante.

Etrange associée à ma vie ! Le premier jour où sa main pesa sur mon épaule, je ne me doutai pas qu'elle m'accompagnerait si longtemps. Plus tard, comme une vieille douleur, je me suis pris à l'aimer. Récompense de tant de marches, de gestes et de paroles jetées à des êtres dont je n'ai pas retenu le nom, elle demeure comme le souvenir de leur passage et du mien. Et si je redoute encore la mort, malgré la certitude d'un néant mérité, c'est par crainte que rien ne subsiste du merveilleux fardeau accroché à mes épaules.

Comme deux moribonds appuyés l'un sur l'autre, nous nous sommes traînés au bout d'une rue caillouteuse où se dressait, au-dessus des masures et des palissades, une sorte de donjon aux murs crevassés, signalé de loin par un lampadaire inutile : c'est là que j'étais attendu."