Mes parents ne pratiquaient pas le ski. Ma mère le Taï Chi, la course à pied fut un temps alors que mon père était plutôt du genre "No sport and cigares". S'il part volontiers faire quelques pas, c'est souvent la pipe au bec. Donc je ne sais pas vraiment comment leur vint l'idée de nous envoyer en Haute-Savoie mes sœurs et moi-même. Deux ans de suite, pendant les vacances d'hiver, nous sommes montés dans un chalet que louaient des amis de mes parents, Robert et Janine. Mes parents pensaient sans doute que ce n'était pas parce qu'ils ne tenaient pas particulièrement aux fautes de carre, aux télescopages avec les congénères, à l'épanchement de synovie ou à la perche à lâcher ou ne pas lâcher, suivant les opinions de chacun, que, nous, leurs enfants, n'y aurions pas droit. Ma mère tenait sans doute aussi à ce que l'on fasse comme les autres, c'est-à-dire la petite partie de la population qui peut frimer sans rien dire en rentrant de vacances, rapport au bronzage, ce signe extérieur de richesse. Bien sûr, mes parents voulaient nous faire plaisir, et comme ils avaient la paix pendant quelques jours, l'occasion était trop belle.
C'est vrai que ça nous faisait plaisir. Ma sœur cadette et moi étions confiés à ma sœur aînée pour un voyage en train couchette de nuit, déjà toute une aventure, pour être ensuite tous livrés à Robert et à Janine. Bon, Robert n'était pas très gracieux, mais il faisait rire la galerie. Il était du genre à péter bruyamment quand il s'ennuyait, moyen de se rappeler à son existence, en prétextant comme tous les gros dégueulasses que c'est naturel. Janine se permettait quelques remarques et Robert ventait en réponse et s'en vantait. Robert était donc un personnage tout à fait exotique pour moi, qui n'avais jamais entendu un quelconque son suspect sortir de quelque orifice qui soit de mes parents. D'ailleurs, le rire qui suivait non plus. L'ordre naturel, le mien j'entends, était plutôt le suivant : flatulence, soupir, consternation, suivi d'un "c'est dégoûtant" qui suscitait davantage la honte que l'encouragement. Comme j'avais déjà un goût prononcé pour la provocation, je vis en Robert un sympathique camarade. Et il me le rendit bien. Je me souviens de plusieurs épisodes où je finis par m'éclipser en catimini, fissa, comme un pet sur une toile cirée, puisque le jeune étudiant en moquerie que j'étais supportait assez mal la réciproque.
Durant ces vacances, Robert s'employa également à nous faire goûter aux joies de l'ivresse. Pendant que nous raclions un caquelon de fondue, un soir avec des copains, Robert et quelques autres avaient eu l'idée d'y ajouter une bonne rasade de vin blanc pendant que nous avions le dos tourné. Très vite, nous avions ri d'une manière inhabituelle, se sentant très joyeux, pouffant en se racontant du vu à la télé, pendant que les adultes se marraient malicieusement en nous demandant si nous n'avions pas un peu trop bu. Bien sûr que non. Comme tous les novices en matière d'alcool, il s'agissait de notre état naturel.
Bref, je vous épargnerais les autres anecdotes, qui firent de ces vacances un moment heureux. Je vous passerais les chutes, les exploits hors-pistes, les tentatives de sortie de télésiège et le catalogue épique de nos gamelles.
Je lisais assez peu à cette époque. Je devais avoir onze ou douze ans. Etrangement, j'avais eu l'idée de prendre quelques livres avec moi. Au chalet, il n'y avait pas de télévision. Le confort était assez sommaire. Le bâtiment avait servi comme colonie de vacances par le passé. Les plus jeunes dormaient dans les anciens dortoirs sur des lits superposés. Les sanitaires étaient communs, il me semble bien que le manque d'eau chaude pouvait devenir un problème. Les vacanciers faisaient la vaisselle à tour de rôle. Enfin, il fallait gravir quelques mètres pour accéder au lieu. Les véhicules restaient garés plus bas à l'orée d'un sentier. Je me souviens comme un ami, le fils des propriétaires du chalet, monta un jour une bonbonne de gaz sur son dos. Elle était calée entre les épaules, sur sa nuque.
Je devais me dire qu'un livre pourrait tuer l'ennui. Finalement, quand on ne lit pas, on utilise la lecture en recours ultime, si on a du temps à perdre. La lecture n'avait pas bonne réputation dans mon collège, je ne connaissais personne qui lisait avec plaisir, ou qui eût osé l’affirmer. Ce n'était pas une activité à mettre en avant, sous peine de se faire écarter du groupe. La lecture était mal jugée, une activité d'intello, l'une des pires insultes dont on pouvait être traité. Ma mère, peut-être, m'avait encouragé et il est possible que j'ai fait la tronche sans trop le montrer. Mes parents lisaient, et lisent encore depuis des années, journaux et livres chaque soir, pendant plusieurs heures. En écoutant de la musique parfois. La musique baroque que j'entendais de loin en m'endormant accompagnait leur lecture. Elle évoque encore pour moi quelque chose d'une douce berceuse aux tonalités sacrées, un accompagnement paisible aux rêves, une protection contre les agressions du monde.
En vacances, nous rentrions éreintés des journées de glisse, échoués dans la camionnette de Robert. Nous devions monter encore, à pied dans la neige, la distance qui nous séparait du chalet. Robert bien entendu nous faisait le coup du dahu pour nous foutre la pétoche, et bien sûr, nous n'avions pas peur, comme toute personne censée.
C'était un grand plaisir, voluptueux, après une courte soirée, de se glisser tôt dans les draps, de ressentir la chaleur me gagner, un livre entre les mains.
Je lus Stevenson pendant ces vacances.
L'étrange cas du docteur Jekyll et de Mister Hyde.
L'ile au Trésor.
Du brouillard de Londres aux tropiques. Je fus fasciné par cette lecture. Et surtout, je fus fasciné d'aimer lire. De le reconnaître, aussi. Le collège était pour moi une souffrance. Je n'avais pas d'amis, simplement des camarades dont j'essayais d'imiter les conneries sans y parvenir pour autant, trop craintif quant à l'autorité. Les jeux malsains, les trahisons, le racisme, la violence, la dureté du discrédit, des brimades quotidiennes m'étaient insupportables. Je n'étais pourtant pas la tête de turc du groupe, mes propres trahisons me dégoûtaient encore plus, ma lâcheté. Je sais que je ne fus pas seul à mal ressentir la période du collège. Je ne trouvais au final du réconfort que dans le sport, le compromis le plus acceptable pour moi, afin d'évoluer dans cette société.
La lecture avait néanmoins l'avantage de pouvoir être secrète. En effet, si je soupirais avec les autres quand madame C. nous demandait de lire (encore !) un nouveau livre pour la rentrée, je le dévorais dans le secret de ma chambre, comme d'autres, peut-être, mais accompagné de la musique lointaine des pages que mes parents tournaient, des symphonies qu'ils écoutaient, des quelques mots qu'ils échangeaient après que mon père ait déposé, dans un tintement caractéristique, son briquet dans un cendrier en inox.
Avec Stevenson, je me sentis un peu moins bête et je me sentis heureux, à l'image de ces vacances. Et Long John Silver accompagnait ce bonheur d'être un peu plus soi-même, sans apparence ni artifice auprès de camarades. Je me laissais aller aux récits, m'identifiant au jeune Jim Hawkins, partant à la recherche d'un trésor, accompagné de pirates crasseux et mutins. Le sommeil me gagnait inexorablement et je me surprenais à lutter contre lui afin de savoir si Jim parviendrait à se débarrasser de Ben Gunn et de revenir en Angleterre, ramenant dans les cales d'un sombre navire, le fameux trésor pour lui et sa mère. Je m'endormais parfois livre ouvert et veilleuse allumée, me sentant autant glisser sur des flots irisés que sur la neige, ce qui me donnait un vif sentiment de liberté.
Le lendemain, les réveils étaient parfois difficiles. Nous nous levions relativement tôt pour skier toute la matinée. Je petit-déjeunais avec appétit, moi qui buvais à peine un bol de lait, avant de me mettre, à peine quelques temps plus tard au café et aux cigarettes. Un jour, peut-être, l'adolescence pointant son nez, je décidai de devenir moi-même, de ne plus paraître aux yeux de mes camarades, d'avoir des amis. Peut-être est-ce cela l'adolescence, c'est commencer le long chemin à devenir soi-même, question inutile quelques temps plus tôt. Nous ne partions alors plus en vacances ensemble mes sœurs et moi, plus de Robert et plus de Janine. D’ailleurs j'arrêtai bien vite le sport pour me mettre à lire plus intensément. Je ne veux pas dire par là qu’il s’agissait de l’un ou de l’autre, mais, sans doute pour moi, ce fut la question se posa de cette manière. Le ski était devenu pour moi une activité stupide, de cons de bourgeois, je n'en retins que le froid de la neige dans le cou après la chute, les muscles endoloris, mes colères contre Robert... J'étais devenu un expert en provocation, et j'en avais sans doute perdu la racine : l'humour. A cette époque, je me souvenais aussi plus intensément des heures d'angoisse à se dire que les vacances seraient bientôt finies, que je devrais retourner faire semblant d'être comme les autres, au risque de m'isoler complètement. Ce fût l'âge durant lequel mes parents écoutaient de la musique de vieux, où le moindre conseil de leur part, souvent opportun, bien sûr, fut pris systématiquement à revers. Les livres avaient alors une toute autre dimension pour moi. J'y cherchais frénétiquement les réponses à mes questions, à un point tel que j'en oubliais même que la lecture puisse être un plaisir. Je mis des années à me remettre de cette seconde naissance.
Aujourd'hui, alors que les stations de ski sont ouvertes, je repense avec le sourire à ces heures passées en montagne, à la découverte d'un monde aux possibilités infinies. Les souvenirs ont cette particularité qu'ils ne présentent pas le même visage suivant les époques de notre vie. En me réveillant ce matin, alors qu'il faisait déjà jour, je constate que ma lampe de chevet est restée allumée. A côté de mon oreiller sommeille Blast de Manu Larcenet, J’ai à peine terminé la dernière page hier soir que j’ai sombré sans éteindre la lumière. Cette année l'hiver est doux, la neige est peu tombée ici. Aux informations, on a vu des images du chassé-croisé des vacanciers d'hiver et on a bien rigolé de voir ce tas d'abrutis monter sur les pistes sans pneus neige ou chaînes. On s'est dit que de toutes façons, c'est stupide, les vacances à la neige, ça coûte un bras et, d'ailleurs, on préfère partir au chaud. L'autre jour, une amie racontait qu’elle était montée passer une journée sur les pistes, nous en avons profité pour nous raconter notre plus beau vol plané... Un jour, je ne sais pas si je pensais au docteur Jekyll ou si j'étais vraiment fatigué, je n'arrivai pas à tourner mes skis pour prendre la piste dans l'autre sens. Je passai donc allègrement sur l’un des skis de ma sœur cadette, qui se trouvait sur mon chemin, la malheureuse et je pétais au passage l'une de ses fixations,pour m'envoler en soleil dans le décor, évitant de peu quelques conifères. Ma sœur aînée a raconté souvent ensuite la peur qu'elle avait éprouvée à ce moment, suivie du rire qui répondait au mien. Bref, on était bien embêté maintenant, avec la frangine sur un seul ski, bien haut sur le domaine. L'ami à la bouteille de gaz sur son dos remplaça alors cette dernière par ma sœur aînée, le ski cassé dans une main, et tous deux descendirent les pistes pour aller le faire réparer en station. Mon autre sœur et moi devions attendre son retour. Robert, cette fois, n'avait pas trop envie de rigoler.
Je m'avance un peu, mais l'attente devait nous paraître longue. Peut-être m’imaginais-je dans mon lit, sachant enfin si on avait arrêté le mystérieux Mister Hyde. Cela m'arrivait souvent, durant ces journées, de me rappeler à ces lectures, d'imaginer la suite…Je m'avance un peu, mais peut-être qu’en ces moments, j’eus l’idée lumineuse de penser à emmener un livre, partout où j’irai. N’était-ce pas une idée qu'elle était bonne ?