Vendredi 16 février

Posted By: Gabriel Feret In: Journal d'un libraire On: vendredi, février 16, 2024 Hit: 63

Après la promenade avec M, je trouve un mot de J qui me demande si je me rends à M ou si c’est elle qui fera le déplacement. Elle arrive une heure plus tard, alors que je mettais des prix sur de vieux exemplaires de la Pléiade, François Mauriac, Arthur de Gobineau… Nous déjeunons sur la table basse. J me parle de ses projets de théâtre, des difficultés de sa petite entreprise de culture. Elle s’endort sur la canapé, j’en profite pour confectionner mes colis et me rendre à la poste. Les vies des meilleurs peintres sculpteurs et architectes, de Giogio Vasari et André Chastel partent à l’autre bout de la France, douze volumes pour un bon prix. Le tome III du journal de Charles Juliet s’envole pour le Canada et Jules Vallès, en club français, de l’autre côté du globe, en Australie. Avant que J ne reparte, nous partons en balade avec M. J me pose des questions sur le décès de BG. Je lui explique qu’avec cet homme disparu, qu’avec l’époque qui s’évanouit symboliquement dans le passé, il s’agit de ma propre difficulté à les laisser partir, et les personnes que nous avons connues, qu’ils enferment dans ce temps, soudain mort lui aussi. Saurais-je un jour en faire le deuil ? Je ne sais pas. Et je sais que J comprend. 

Ce matin, au courrier, un exemplaire du Zarathoustra de Nietzsche, traduit par Henri Albert. La première édition française, « édition originale de la traduction » comme disent malicieusement les libraires. L’article de presse annonçant la mort de BG parlait de lui comme un lecteur de Deleuze et de Nietzsche. J’ai lu récemment un essai de Claude Romano qui montre comme Deleuze, et d’autres, ont montré un visage partiel de Nietzsche, ne retenant que l’aspect esthétique, occultant l’aspect politique ou le déformant. Deleuze avait fabriqué un Nietzsche poète et un philosophe-artiste. Pourtant, selon Claude Romano, et citations à l’appui, Nietzsche ne cachait pas son racisme, entretenait des rapports tordus avec le judaïsme et il ne cachait pas son eugénisme. JMR m’avait conseillé en son temps le Nietzsche de Deleuze comme une référence. BG en avait conçu un art de vivre. Ces gens trompés sont partis et me laisse triste, sans une autre de leurs belles illusions, ne nourrissent plus les miennes.